Notre théâtre est un théâtre de l'impossible ; il mène une lutte éperdument inutile contre le théâtre lui-même. C'est de cette tension continuelle que naissent les images qui le traversent, elles se rapportent au texte non pour créer des paraboles ou indiquer un mouvement dramaturgique mais pour se confronter à celui-ci de la manière la plus brutale la plus élémentaire ou la plus inadéquate ; en creusant jusqu'à l'effroi cet écart, elles témoignent d'une distance irréductible entre les composantes textuelles et les corps en présence. Les forces qui l'animent sont mues par la nécessité de rompre avec les représentations du monde telles qu'elles nous parviennent ; rupture avec la notion de représentation fondée sur la mimesis, avec l'illusion d'une responsabilité à l'égard de la parole parlante, avec l'idée d'un rassemblement qui parviendrait à faire œuvre – c'est au contraire le point de non rassemblement qui est à l'œuvre, la forme ouverte à son désœuvrement, la précarité d'une pensée incomplète et fragmentaire ; les images qui vont apparaître porteront le signe de ces ruptures en cours et à venir.
Un principe d'incertitude nous incite à ne pas (clôturer) retenir le sens dans un contenu représentatif, circonscrit, objectivé, à tenter de le mettre en mouvement dans son surgissement à même les formes du langage théâtral et la schématisation plastique des images. À distance souhaitée d'une logique intentionnelle, nous guettons l'endroit de l'indécision (imperfection), où la forme ne se fixe ni ne se laisse saisir, du non-respect des codes dramaturgiques. Du côté de la perte ou de l'oubli, la seule perspective signifiante est alors ce qui échappe au point de demeurer inaperçu.
Notre théâtre repose sur un fond d'intranquillité ou d'instabilité chronique ; il se situe du côté de la perte du réel, du défaut de présence, du trouble, du dysfonctionnement. Ce dérèglement symptomatique le rapproche par certains aspects de notre réalité quotidienne, mais il ne cherche aucunement à rétablir un quelconque point d'équilibre ; il n'a d'obstination qu'à scruter l'ébranlement du réel par lequel se produit la faille d'une ouverture au monde.
La représentation instable dissocie la parole et les corps, dans son impossibilité à rassembler des lambeaux épars en une unité cohérente, elle s'avance – mouvement désirant – vers une sorte de pulvérisation du sens où la répétition, la compulsion viennent affronter le vide, compenser un manque sur le mode obsessionnel ; elle conduit du fait de ces brisures vers la dérive des associations libres. Le sujet scénique – l'apparition du sens immanent à la représentation – est livré à l'errance vers son possible dévoilement.
Notre théâtre a le caractère destructeur. « Il démolit ce qui existe non par amour des décombres mais par amour des chemins qui les traversent. » 1
1 Walter Benjamin, le caractère destructeur.