Le dieu Bonheur (+ Greffes)

compagnie les endimanchés


Le dieu Bonheur (+greffes)

« La musique qui lui convient est le cri de Marsyas qui fait sauter les cordes de la lyre sous les doigts du bourreau divin. »

Apparue dans un texte inachevé de Bertolt Brecht, explosée puis réanimée de ses débris par Heiner Müller, la figure du dieu bonheur est une figure hors d'âge, réveillée par un bruit inaccoutumé venant de la terre. Echoué parmi les vivants, le Dieu bonheur découvre une terre dévastée par la guerre et la misère. Ce dieu impuissant et déboussolé, ballotté par les événements, croise des paysans, des soldats morts, des travailleurs alliénés, des mendiants, des enfants, et tous interrogent sa présence, ses vertus ou qualités. Tous n'y voient qu'une forme vide, instable, inadéquate, les obligeant à se remettre en mouvement, à transformer leur propre regard, maintenus qu'ils sont dans l'illusion que «le vieux désir pourrait à nouveau mener la danse.».

La langue de Müller a une santé de fer si l'on peut dire au regard de ce qu'elle a traversé de ruines, désastres, déconvenues et pour avoir été le témoin infatigable de cette catastrophe ininterrompue de l'histoire dont elle est issue. Mais elle ne cherche pas à rassembler ce qui a été démembré, elle insiste au contraire et laisse entendre cette difficulté à ré-organiser une vision du monde. Elle continue inlassablement de chercher ce que commun veut dire, ce qu'est «le nouveau pour les oreilles et les yeux» et sans aucun doute ne fréquente les ruines que «par amour des chemins qui les traversent». Elle se maintient dans ce moment suspendu qu'est celui de l'attente de l'histoire. Elle ouvre les brèches par où l'histoire vient à la rencontre de celui qui la regarde. Sans pour autant affirmer qu'elle soit le signe anticipatif des catastrophes à venir, elle en présuppose la venue, en est en quelque sorte un point de vigie et par là même une sorte d'injonction à maintenir notre présent sur le qui-vive...

Les greffes

La compagnie les endimanchés adjoint à la pièce du Dieu Bonheur, telle qu’elle a été publiée aux éditions de minuit, trois antichambres ou «chambres du temps» composées de fragments des « Voyages d'un Dieu du Bonheur» de Bertolt Brecht et des divers brouillons de Heiner Müller.

Textes : Heiner Müller et Bertold Brecht Mise en scène, scénographie, musique: Alexis Forestier Interprétation et arrangement : Aude Romary Avec : Jean-François Favreau, Alexis Forestier, Barnabé Perrotey, Aude Romary, Cécile Saint-Paul Création sonore : Alexis Auffray et Jean-François Thomelin

Coproduction : compagnie les endimanchés, CCAM de Vandoeuvre-lès-Nancy. Coréalisation : La Fonderie - Le Mans, L’échangeur - Bagnolet en partenariat avec le Nouveau Théâtre /CDN de Montreuil Avec l’aide d’ARCADI Ile-de-France/ dispositif d’accompagnement La compagnie les endimanchés est conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Ile-de-France et soutenue par le Conseil Général des Hauts de Seine.


Calendrier

Octobre 2013 : Résidence de scénographie à la Quincaillerie - Les Laumes-Alesia. 21 janvier au 15 février 2014 : Résidence à la Fonderie-Le Mans Du 21 septembre au 22 octobre 2014 : Résidence à La Fonderie-Le Mans

Création les 23, 24 et 25 octobre 2014 à la Fonderie – Le Mans

Du 22 janvier au 1er février 2015 : L’échangeur-Bagnolet Du 7 au 11 Avril 2015 : Théâtre Dijon Bourgogne- CDN de Dijon Les 10 et 11 mai 2016 : CCAM Vandoeuvre-lès-Nancy au Festival Musique Action


Note

Une première période de travail à la Fonderie en février 2014 nous a permis de nous pencher sur un corpus élargi de textes qui forment la genèse de cette œuvre complexe qu'est le Dieu bonheur de Heiner Müller ; nous nous sommes appuyés d'une part sur l’ouvrage de Francine Maier-Schaeffer Les Métamorphoses du dieu Bonheur, lequel donne accès au contexte dans lequel s'est élaboré la pièce, de même qu'au processus de travail propre à l'écriture du Fragment chez Heiner Müller; d'autre part nous nous sommes attardés sur les brouillons de structures des voyages du Dieu Bonheur, texte tardif et inachevé de Bertolt Brecht qui forme le soubassement et l'origine du projet de Heiner Müller. A partir de ces matériaux nous avons à la fois travaillé sur les traductions disponibles mais également procédé à une traduction du texte de B. Brecht et pratiqué et/ou expérimenté de nombreux passages des textes dans leur langue originelle

Nous avons ainsi traversé puis traité les fragments du texte de Brecht, Les Voyages du dieu Bonheur, de même que l'ensemble des brouillons de Heiner Müller parmi lesquels : - la transcription d’un fac similé de brouillon du Dieu Bonheur,

- le projet de 1960 comprenant plans, scènes et avant-textes...

Ces questionnements dramaturgiques ont été suivis de multiples tentatives de résolution scénique qui nous ont permis d'opérer une sélection parmi les textes et de composer une conduite (document en Annexe) en intégrant sous la forme d'antichambres ou chambres du temps les brouillons et ébauches successives au projet de mise en scène du texte de Müller. Concernant celui-ci, nous nous sommes établis sur la version publiée aux éditions de Minuit (traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger).

Des musiques de scène ont été composées par Alexis Forestier dans une perspective où le texte est envisagé sous l'angle de sa dimension opératique; traitement musical des scènes, approche mélodique et/ou rythmique du texte allemand, articulation des parties chantées, scandées et chorals avec le texte parlé. Composition de lieds, motifs et transitions musicales qui participent de la structure dramaturgique du spectacle. L'apparition de l'écriture scénique, la construction de la dramaturgie sonore se fait en présence d'une violoncelliste improvisatrice à qui l'ensemble du matériel musical a été confié. Elle est une interprète à part entière du dispositif scénique et musical ; de même qu'Alexis Forestier, elle est présente sur scène et dans une relation constante, immédiate à la construction du jeu et du plateau.


Le dieu Bonheur

Dans ce livret écrit par Müller, rebond complexe, en écho au texte fragmentaire de Brecht intitulé Les Voyages du dieu Bonheur, la première difficulté tient en la figure même du Dieu, qui ne peut prétendre à un quelconque pouvoir de déchiffrement de l'histoire qui le précède, ni même de découpage ou de saisie du réel auquel il se cogne pourtant dans son irréductible impuissance. Il s'agit simplement d'une figure hors d'âge (endormie depuis dix-mille ans), réveillée par un bruit inaccoutumé venant de la terre et échouée parmi les vivants. Imperméable à la réalité du fait de sa forme même (sphérique) en même temps qu'indestructible, cette figure VENUE DU NEANT est alors MISE EN JEU.

«...quand toutes les chances ont été gaspillées, ce qui a été croquis d'un nouveau monde recommence à exister comme dialogue avec les morts.» Müller explique cette stérilité du dieu Bonheur, l'impuissance crasse où il se tient, en considérant qu'au moment de son arrivée sur terre, l'histoire a devancé l'expérience et qu'il ne reste par conséquent aucune chance pour le dieu de servir de catalyseur ou d'aider à l'édification d'un quelconque socle qui permettrait de penser et/ou de se projeter dans un avenir. Dans le contexte où il atterrit - la RDA d'entre 1958 et 1975 -, la situation historico- politique en tant qu'elle fut imposée de l'extérieur, a précédé la possibilité de l'expérience et privé de celle-ci ses propres sujets, devenus à leur insu sujets de l'Histoire et non témoins d'une quelconque expérience qui leur permettrait de parler en leur propre nom ou encore de s'adresser à un dieu.

Rien de tout cela auquel cette sous-humanité soit autorisée face à la simple présence encombrante, massive et stérile du dieu; une figure ronde, un ballon, balloté de joueur en joueur, de situation en situation, de terrain de jeu en terrain de jeu, de plus en plus glissants, de défaite en défaite jusqu'à ce que «mettant son espoir dans les enfants», le dieu lui-même soit compissé... Cette impuissance à l'œuvre, cette force destituante, va néanmoins permettre de suivre les déplacements entre les différents protagonistes (les joueurs), et permettre à ceux-ci, peut-être de trouver la juste distance entre eux, l'espacement nécessaire – parfois impossible – d'avec le dieu lui-même, de tenir en équilibre leur monde à la dérive, de permettre parfois la reprise d'un dialogue interrompu entre les êtres...

Le dieu Bonheur croise paysans, soldats morts, travailleurs aliénés, mendiants et enfants et tous interrogent sa présence, ses vertus ou qualités et n'y voient décidément qu'une forme vide, instable, inadéquate et les obligeant à se remettre en mouvement, à jongler avec le ballon, à transformer leur propre regard, maintenus qu'ils sont dans l'illusion que «le vieux désir pourrait à nouveau mener la danse.», pétris des contradictions mêmes qu'incarne le dieu dans son indifférence réversible en puissance destructrice.

Après les échecs successifs ou la chute prolongée, programmée, du Dieu Bonheur, la deuxième partie de la pièce fait état du passage, emblématique de ce texte, d’une forme dialoguée (intra)scénique à l'apparition d'un MATERIAU-MULLER (extra-scénique) et ces sont de multiples figures, ramifiées, qui dans une logique négative, apparaissent comme autant de possibilités où les identités tour à tour se différencient, se déterminent, s'aliènent, se nient mutuellement..


L'écriture increvable

La langue de Müller a une santé de fer si l'on peut dire au regard de ce qu'elle a traversé de ruines, désastres déconvenues et pour avoir été le témoin infatigable de cette catastrophe continuelle, ininterrompue de l'histoire dont elle issue, de cette « seule et unique catastrophe» comme l'écrivait Benjamin qu'est notre histoire en tant qu'elle nous regarde. Mais elle ne cherche pas non plus à rassembler ce qui a été démembré, elle insiste au contraire et laisse entendre cette difficulté à ré-organiser une vision du monde, à ré-articuler ou simplement entrevoir celui-ci à partir de ses propres contradictions, toujours plus destructrices pour lui-même et l'humanité qu'il engendre; elle scrute en l'interrogeant cette impossibilité notre à faire en sorte qu'adviennent des lieux possibles, une vie en commun des hommes, mais elle continue inlassablement de chercher néanmoins ce que commun veut dire, ce qu'est «le nouveau pour le oreilles et les yeux» et sans aucun doute ne fréquente les ruines que «par amour des chemins qui les traversent». Elle se maintient ainsi dans ce moment suspendu qu'est celui de l'attente de l'histoire. Mais il s'agit d'une attente indéfinie, non localisable ou théorisable, politiquement rationalisable... Elle ouvre les brèches par où l'histoire, en attente d'elle-même, vient à la rencontre de celui qui la regarde.

Elle s'affole et se débat mais jamais ne se disloque véritablement elle maintient toujours une vivacité cruelle, une sauvagerie dialectique qui la propage bien au-delà de ce qu'elle continue de nommer du désastre qui la recueille, comme si en une sorte de curieux renversement elle ne véhiculait les symptômes des effondrements successifs que pour mieux les combattre, les faire dévier ou les tordre

Sans pour autant affirmer qu'elle soit le signe anticipatif des catastrophes à venir, c'est à dire de L'ÈRE DANS LAQUELLE NOUS ENTRONS, elle en présuppose la venue, en est en quelque sorte un signe avant-coureur et bien portant, un point de vigie et par là même une sorte d'injonction à maintenir notre présent sur le qui-vive..


L'ange de l'histoire

Qu'il s'agisse de la terreur de l'Ange*, qui selon Benjamin est tourné vers le passé, là où ne cessent de s'amonceler ruines sur ruines, pour former une catastrophe néanmoins massive et homogène ou de l'effroi de l'ange malchanceux de Heiner Müller tourné vers un futur qui s'amasse devant lui jusqu'à l'aveugler ou l'étouffer, le regard de l'ange, et, partant, sa situation semblent être exposés, condamnés à la fréquentation de paysages dévastés, seuls à même de nous révéler le vertige de l'histoire à travers l'instant de leur aperception; la fixation d'un point dans le chaos pourrait être la formule empruntée à Paul Klee. Ce vertige, selon Benjamin, révèle l'image fulgurante de l'utopie, ce qui n'a pas encore de lieu et menace de se dissoudre au moment même de son apparition, nous laissant dans une fragilité de l'instant, entre les ruines du passé et la catastrophe du progrès. Cette conception rompt aussi bien avec une croyance en le progrès qu'avec une lecture faussement linéaire de l'histoire; de même que "l'image vraie du passé passe en un éclair", le surgissement du nouveau, l'accès à l'inconnu peuvent avoir lieu en de telles fulgurances. Vertige encore que celui de l'instant refermé sur lui-même selon Müller, pétrification soudaine devant la conscience et l'épaisseur du temps, arrêt, repos nécessaire dans l'attente d'une reprise de souffle, d'un événement, dans l'attente de l'histoire...


*Dans "Sur le concept d'histoire" Walter Benjamin s'appuie sur un tableau de Paul Klee " l'Angelus Novus" pour former cette allégorie: il décrit l'ange, pris entre les ruines du passé, auxquelles il fait face en même temps qu'il est inexorablement poussé vers un avenir auquel il ne peut échapper puisque ses ailes se sont ouvertes et offrent prise à l'effroyable tempête du progrès; il ne voit qu'un seul et même désastre mais ne parvient pas pour autant à rassembler ce qui a été défait, démembré.