Le village de cristal
Fernand Deligny

Visuel du Village du cristal

Dates

  • du 17 au 30 septembre 2011 au Théâtre l’Échangeur - Bagnolet

Crédits

Auteur : Fernand Deligny
Mise en scène : Alexis Forestier

Lumière :  Matthieu Ferry

Avec : Fröde Bjornstadt, Bruno de Coninck, Alexis Forestier, Bénédicte le Lamer, Banabé Perrotey, Cécile Saint-Paul, Anaïs Virlouvet

Production : Compagnie les endimanchés
Avec le soutien de :  La Fonderie - Le Mans (résidences)
Co-réalisation et résidence :  L’Échangeur – Cie Public chéri

La compagnie les endimanchés est conventionnée par le Ministère de la Culture et de la Communication DRAC île-de-France

(…) le cristal n’est pas loin. Ecoutez, on n’entend plus rien. On entend les bruits du village, mais les autres ceux qui viennent de plus loin, ils ne traversent plus…
Fernand Deligny

Il est question dans le texte de la vie d’un village sur lequel s’abat une menace de cristallisation, d’arrêt du temps et de la réponse formulée ou agie face à cette menace. Il en va naturellement des désirs des uns et des autres et nous assistons à un basculement par où se révèle ce combat du temps contre le temps et contre l’amorphe. Gros, le chef du village, se trouvait en situation de mourir-à-l’existence, de mourir à lui-même ou d’ennui avant que le cristal ne se profile ; est-il à l’origine de cette image qui se forme dans les esprits et contamine tout le village ?
Ce qui importe n’est pas le cristal lui-même, la malédiction ou la promesse en tant que telles, mais bien ce qui se forme à l’intérieur du cristal, ce qui parvient à s’épanouir ; l’inventio(n) qui pourrait surgir, sourdre du texte de cristal, « le monde qui commence », il s’agit d’opposer au cristal un galop, une danse, une grimace...
C’est la structure elle-même, la métaphore, la situation qui fabrique, invente une langue.
Quelle fêlure introduire dans le présent qui se fige, quel geste inventer à l’heure de la dissonance ou du naufrage consécutifs à l’échec d’un projet collectif : le village… Il n’y avait apparemment pas de construction du commun dans celui-ci tel qu’il était en équilibre… Est-ce la venue du cristal, en tant qu’il constitue une menace, la venue d’un état ordonné, qui fabrique le lieu du commun et la possibilité d’une jouissance, d’un désordre collectif qui s’opposerait au cristal…?

Le Village de Cristal est un texte inédit de Fernand Deligny, sous la forme d’un manuscrit, appartenant peut-être à un corpus plus large, il fût transmis par Josée Manenti à Bruno de Coninck dans la perspective d’être confié à Alexis Forestier.

La Pièce

Le Village de Cristal est un texte inédit de Fernand Deligny, un texte de jeunesse pourrait-on dire ; il y est question de la vie d’un village sur lequel s’abat une menace de cristallisation, d’arrêt du temps et de la réponse formulée - ou agie - sur le plan individuel et collectif face à cette menace, ou promesse d’éternité. Il en va naturellement des désirs des uns et des autres, et nous assistons à un basculement par où se révèle ce combat du temps contre le temps et ce combat du vivant contre l’amorphe ; « l’amorphe étant littéralement ce qui n’a pas de forme cristallisée propre. »

C’est à la manière dont chacun est pris dans la situation d’énonciation - « entre prise et volonté de s’en déprendre… » - que nous assistons, car chacun est pris avant même que le cristal ne se soit produit, et cette prise, cette saisie des habitants se manifeste de diverses manières, génère des réactions fort différenciées et naturellement des comportements contradictoires, où chacun se révèle « tiraillé de désirs contraires » ; aussi cela va-t-il donner lieu, parfois, à un surcroît d’existence ou d’élan vital chez certains habitants qui ne veulent ou ne peuvent être soumis à pareille loi, mais là encore leurs réactions procèdent d’un vouloir qui les aliène ou les enferme dans une logique intentionnelle. A contrario certains adoptent une position de résignation ou de fatalisme pieux ; ainsi le bedeau, réfugié dans le clocher et dont la voix surplombe le village invite chacun à se soumettre à cette arrivée inéluctable du cristal en poursuivant son chemin, sans commettre d’écart, sans que le vouloir n’entrave d’une quelconque manière ce qui serait déjà tracé… mais son injonction est des plus grossières, dans le sens où ce ne sont que les habitudes qui peuvent reprendre le dessus, c’est à dire ce qui était déjà figé, inexorablement du côté de l’amorphe.

L’homme est un leurre pour l’homme.

Gros, le chef du village, se trouvait en situation de mourir-à-l’existence, de mourir à lui-même ou d’ennui avant que le cristal ne se profile ; est-il à l’origine de cette image qui se forme dans les esprits et contamine tout le village ?

Si celle-ci, image, exprime et appelle le plus haut degré de réalité, les villageois, pas plus que Gros lui-même ne savent y répondre ; ce dernier, cherchant à se déloger de sa position de chef, reste figé dans son désir et omet de jouer une partition, d’ouvrir une scène qui soit une réponse possible, une alternative pour échapper au cristal sans succomber à cette forme d’agitation vaine des villageois. Ceux-ci opposent au cristal qui est une forme pure, une danse d’abord puis une déformation des corps, une grimace collective, mais leurs trajets, leur tracer n’ouvre pas un nouvel agencement, une nouvelle voie, leur déplacement est une fausse voie, un leurre. La venue du cristal, plus que l’annonce d’un arrêt se révèle être l’arrêt lui-même par où chacun s’engouffre et se fige jusqu’au bedeau lui-même pris dans le langage, dans une parole qui n’est sûrement pas la sienne, et d’ailleurs « pourquoi faudrait-il que la parole appartienne à quelqu’un même si ce quelqu’un la prend ? »

Postulons que le cristal soit image : « image est à la fois trace et projet. » Les villageois sont-ils dépourvus de trace et de projet ? auquel cas « leur agir sans image se dit : réflexe. » image disparaît, demeure le cristal. « Traquée par le langage, image se réfugie dans le for intérieur. »

Pas plus que le commun n'a de verbe pour se dire, l'humain n'a de visage ; il a des figures, comme on le dirait en parlant d'une danse.

Notes préparatoires

Ce qui importe n'est pas le cristal lui-même, la malédiction ou la promesse en tant que telles, mais bien ce qui se forme à l'intérieur du cristal, ce qui parvient à sortir par la fêlure, à s'épanouir ; l'inventio(n) qui pourrait surgir, sourdre du texte de cristal, "le monde qui commence", opposer au cristal un galop, une danse...

C’est la structure elle-même, la métaphore, la situation qui fabrique, invente une langue.

Le naufrage ou la dissonance consécutifs à l’échec d’une promesse ou d’un projet collectif : le village… Il n’y avait apparemment pas de construction du commun dans le village tel qu’il était en équilibre… c’est la venue du cristal, en tant qu’il constitue une menace, la venue d’un état ordonné, qui fabrique le lieu du commun et la possibilité d’une jouissance ou d’une danse, d’un désordre collectif qui s’oppose au cristal…

Avant ça ne fonctionnait pas dans le village, dit Gros… quand ça ne marche pas, il faut passer à autre chose… l’invention du cristal comme une possibilité d’effectuation de ce passage.

Le cristal une forme lisse parfaite sans scories ni aspérités, une forme de dénuement…

Une musique de cristal…

… et chercher ce que commun veut dire...

Le cristal est une dissonance, une rumeur, un bruit répété, « Gerücht », bruit au sens de rumeur, nouvelle incertaine… il s’agit qu’il se déplace, qu’il mute en un champ de possibilités musicales ouvert… la dissonance, le bruit répété, la ritournelle du cristal auquel répond le galop du village, sa précipitation, sa fuite…

« Ce qu’on voit dans le cristal c’est toujours le jaillissement de la vie, du temps et son dédoublement ou sa différenciation… » Il nous faudra montrer ce dédoublement du temps entre présent et passé…le présent - la menace et sa précipitation -, et le passé - l’image perdue du village et de sa tranquillité ou inexistence - … entre présent qui file (au risque de se dissoudre) et passé que certains veulent évacuer et d’autres conserver.

« Quand rien ne change vous vous estimez déjà heureux » dit le berger aux villageois en train de sombrer dans « Cœur de verre » de Werner Herzog.

Nous réfléchirons à la possibilité d’inscrire ponctuellement, d’articuler à la structure de la pièce des textes de Deligny concernant son désir de fabrication du commun, cette aspiration toujours renouvelée vers l’invention d’une vie en commun des hommes… Il s’agira là de textes qui viendront prendre place comme un pendant à la menace du cristal en tant qu’elle appelle une réponse, l’arrivée d’un désordre, et introduit une dimension collective apparemment absente du village.

L’ajout de textes annexes permettra d’établir un socle qui reliera le projet à l’ensemble de l’œuvre de Deligny, aux préoccupations plus explicitement éthiques et politiques qu’étaient les siennes.

Fragments extraits de l’œuvre de Deligny

Je suis venue dans ce village parce que la mort y était de cristal.

En fait, le recours clamé à la liberté espère évoquer des résonnances dans des pays proches ou lointains; le réseau se bat contre le Pouvoir ? Le fait est qu'il se débat contre l'amorphe, l'amorphe étant, littéralement ce qui n'a pas de forme cristallisée propre. Par delà l'arachnéen, nous voilà aux cristaux. C'est donc de forme qu'il s'agit, et ça n'est pas du tout un hasard si le mot de cellule est apparu dans le vocabulaire des révolutionnaires. Mais là n'est pas mon propos. Si les cristaux et la cellule sont de mise, pourquoi pas l'arachnéen.

Biographie de Fernand Deligny

Pédagogue français (Bergues, Nord, 1913 — Monoblet, Gard, 1996).

Fernand Deligny occupe une place singulière dans l'histoire de la pédagogie: son itinéraire, fait de tentatives originales et de ruptures successives, l'a conduit à se situer de plus en plus en marge des institutions officielles dont il conteste radicalement le pouvoir.

Après des études de philosophie, il devient instituteur (1937) puis éducateur et responsable d'établissements. Il travaille auprès d'adolescents à l'hôpital psychiatrique d'Armentières (1938-1943), qu'il tente de transformer en proposant des activités et des sorties. Responsable du Centre d'observation et de triage de Lille (concernant de jeunes délinquants) de 1944 à 1946, il supprime les sanctions, laisse aux jeunes une grande liberté, encourage les échanges avec l'extérieur. De 1947 à 1950, il fonde et anime à Paris un réseau alternatif, la Grande Cordée, permettant à des jeunes en difficulté d'échapper aux internats, de faire des séjours d'essai chez des artisans et d'y apprendre un métier. Détaché au laboratoire d'Henri Wallon (1950), il décide, à partir de 1953, de vivre à la campagne pour s'occuper d'enfants souffrant de troubles psychologiques profonds.

Rejetant l'institutionnalisation professionnelle, il s'installe à partir de 1967 avec quelques amis près de Monoblet, dans les Cévennes, et y organise l'accueil d'enfants autistes, les libérant des contraintes de l'hôpital et les «laissant vivre dans la vacance du langage». Pour Deligny, il ne s'agit pas de forcer l'enfant à s'adapter à la société : c'est en lui offrant un milieu favorable, une «présence proche» dépourvue de toute intention éducative, que l'adulte permettra au jeune d'agir et d'évoluer.

Il refuse les dogmes et les vérités préétablies, leur préférant une forme de questionnement perpétuel. "Etrange, insaisissable, déconcertant. Toujours ailleurs que là où l'on croit le situer. S'employant au demeurant lui-même, assidûment, à brouiller les pistes" (R.Genti).

L’écriture fut pour Deligny une activité constante, existentielle, le laboratoire permanent de sa pratique d’éducateur. Ses premiers livres sont des pamphlets contre l’« encastrement » institutionnel et la compassion philanthropique qui animent la politique rééducative de l’après-guerre. À partir de la fin des années 1960, il engage une réflexion anthropologique contre la loi du langage et pour une définition de l’humain a-subjectif, spécifique, dépris de lui-même. Il accueille des enfants autistes dans les Cévennes et invente de toutes pièces un dispositif de prise en charge : un réseau d’aires de séjour, des éducateurs comme lui non-spécialistes, un « coutumier » ritualisé à l’extrême, inspiré de l’agir et de l’immuable autistiques. Il invente une cartographie, les fameuses « lignes d’erre », se saisit du cinéma pour remettre en cause le « point de vue » hégémonique de « l’homme-que-nous-sommes ».


« La vie de Fernand Deligny a été un manifeste permanent pour la condition humaine sous toutes ses formes : les plus perdues, les plus égarées, les plus écrasées et les plus modestes aussi. Il a soutenu une tentative obstinée d’approche de la différence absolue de l’autre, un effort constant pour extraire de ce réel lointain des éclats, des appels, des signes de connivence. C’est là qu’il est poète, à l’affût, dans les zones obscures et mystérieuses de la rencontre. Sa vie entière témoigne d’un effort pathétique envers la foi dans l’autre, d’un rapport possible, au-delà…Il plaide pour l’humain que nous sommes tous, soumis à al loi de la mort et du sexe, asservis au manque et au désir, au travail de vivre.
J’évoque sa crainte permanente de l’abandon, bien cachée mais sensible à ses proches. Il a mesuré très tôt que son engagement à contre-courant des habitudes et des idées reçues aurait des conséquences rudes pour lui et ses compagnons de route : une certaine forme d’exil. Cependant, sa force de conviction, depuis Lille, Armentières, Paris, a entraîné des petits groupes avec lesquels de nombreuses tentatives se sont organisées, succédées, et accomplies : Le Vercors, l’Auvergne et depuis 1958 les Cévennes, où le dernière tentative, celle de l’autisme, se poursuit sans lui, avec ses derniers compagnons et sous d’autres formes.
De tout ce travail, il reste une œuvre abondante : plusieurs films et surtout une œuvre écrite, réunie en un volume aux éditions L’Arachnéen en septembre 2007. Il ne s’en est guère préoccupé durant sa vie, la chose de se faire connaître n’était pas son affaire. Il restait en prise directe avec l’aventure du moment, au centre du travail et de sa recherche. Il y puisait son inspiration, sa gravité et son humour. L’écriture, magnifique écriture poétique, était son étoile et son navire. »

Josée Manenti

Le temps non chronologique / Gilles Deleuze

Qu’est ce qu’on voit dans le cristal, qu’est ce qu’on voit dans la boule du cristal : ce qu’on voit dans la boule du cristal, c’est le temps non chronologique. En sens le cristal est bien et peut à juste titre être appelé un cristal de temps, dans la mesure où ce que l’on voit dans le cristal c’est le temps dans sa fondation, c’est la fondation du temps qu’on voit dans le cristal ; si c’était vrai ce serait beau. Je rends à celui à qui ça appartient, c’est la moindre des choses, celui qui a formé la notion de cristal de temps en considérant le cristal d’un point de vue sonore ; c’est Felix Guattari, qui a développé ce thème des cristaux sonores conçus comme cristaux de temps. Il l’a développé dans un livre qu’il a fait seul et qu’il appelait l’inconscient machinique. Il le lie à un phénomène musical qu’il nomme la ritournelle ; la ritournelle ce serait un cristal sonore de temps… Moi je me dis après tout, bon, ritournelle c’est parfait, mais ça suffit pas ; il me faudrait autre chose, il me faudrait autre chose qui serait ou bien dans le cristal ou bien, mais… qui aurait pas la même position dans le cristal, mais, il me faudrait quelque chose pour faire tourner le cristal pour faire bouger… La ritournelle bon c’est bien mais je me dis après tout ce n’est qu’un aspect… qu’est ce que c’est qui distingue, qui se distingue et en même temps ne se pose qu’en se distinguant - si bien qu’on se retrouverait hégélien en moins d’un clin d’œil -, et bien j’ai trouvé : c’est le galop, c’est le galop. Eh oui le galop, c’est pas une ritournelle, le galop ; c’est un vecteur linéaire, avec précipitation, vitesse accrue ; on pourrait dire qu’il y a deux pôles non-symétriques les galops et les ritournelles, en d’autres termes la musique aurait pour éléments principaux le cheval et l’oiseau… alors j’annoncerais à Felix cette triste nouvelle qu’il y a le cheval aussi…

« (...), et en effet qu'est-ce que c'est que le galop? Le galop, c'est la cavalcade des présents qui passent. Vitesse accélérée. La cavalcade des présents qui passent, c'est ça un galop. La ritournelle c'est quoi? La ritournelle, c'est la ronde des passés qui se conservent. (...) »[1] .

Notes

[1] Gilles deleuze, Le temps non-chronologique - Extraits d'un cours du 20 mars 1984. Chimères n° 40.